La chauve-souris du magasin général

C. E. BEAUDET & FILS INC., mieux connu sous le surnom de Chez Charles-Édouard, est cet immense et bon vieux magasin général au pied de la côte à Leclercville, où, six jours et demi sur sept, on trouve de tout sous un même toit : lait, chips, bière, patins à lame, plomberie, deux par quatre, pantoufles en Phentex, etc. De tout ! La réputation de ce commerce n’est plus à faire, tellement, qu’on dit dans tous les villages du canton : « Si tu trouves ça nulle part, va voir chez Charles-Édouard ! »

Par un beau dimanche où le commerçant venait de fermer pour aller dîner avec sa femme, il découvrit une intruse dans son entrepôt : une chauve-souris bien mal-en-point qui pleurait. Partout, on l’avait chassée. Michel Guimond l’accusait de faire peur à ses cochons, même chose du côté d’Alphonse Laliberté et de ses pur-sang Holstein, jusqu’au curé Tanguay qui disait qu’elle effrayait Sœur Marcelle !

La chauve-souris, déprimée, se trouvait bien laide. Elle confia au marchand qu’elle échangerait volontiers ses ailes aux allures de vieux parapluie déglingué contre celles, multicolores et magnifiques, d’un papillon. Le bonhomme, mis au défi, s’anima : « Si tu trouves ça nulle part, va voir chez Charles-Édouard ! » et dit à l’animal : « Bouge pas, m’en vas t’arranger ça ! » Après un petit tour dans son département « Jardinage », il revint avec les plus belles ailes de papillon qu’il avait pu trouver, à la grande joie de la chauve-souris. Celle-ci enleva ses propres ailes, puis enfila les nouvelles, à motifs colorés. C’était grandiose.

La petite bête s’envola et fit quelques tours entre les poutres et les solives du grand bâtiment. Elle était tellement excitée par ses nouvelles couleurs qu’elle ne regardait plus où elle allait, trop occupée à admirer ses ornements. Et bing ! Bang ! Penaude et couverte d’ecchymoses, elle revint vers l’homme : « Trop de couleurs me déconcentrent ! »

« Trop de couleurs ? » Le commerçant repartit, puis revint avec de belles ailes d’oie blanche, dénichées dans la section « Plein air, Chasse et Pêche ». « Si tu trouves ça nulle part, va voir chez Charles-Édouard ! », pouvait-on lire dans ses yeux étincelants de fierté.

Animé d’un nouvel espoir, le petit mammifère volant enfila les plumes toutes blanches, puis décolla pour refaire quelques tours au plafond de l’entrepôt. Cette fois, pas de couleurs pour la déconcentrer, sauf que, à sa grande surprise, la chauve-souris découvrit qu’elle était chatouilleuse. Et un coup d’aile par-ci, et un coup de plumes par-là, et « Hi ! Hi ! Hi ! » et « Ha ! Ha! Ha ! » et « Bing ! » et « Bang ! » Dépitée, elle revint avec encore plus d’ecchymoses. « Je suis trop chatouilleuse pour les ailes de plumes ! » Charles-Édouard commençait à trouver le défi compliqué…

– Des ailes transparentes de libellule, peut-être ? Non. Trop fragiles… Attends donc un peu, toi !

Le vieil homme repartit au fond de son magasin. On entendit des grincements, des « Cling ! » et des « Clang ! », puis le marchand revint, tirant de toutes ses forces une paire d’ailes… d’avion !

– En aluminium, légères, solides, résistantes, traitement anti-chatouillements et sans couleurs pour un maximum de concentration !

– Mais comment ? répliqua la chauve-souris, stupéfaite.

– J’ai des vis et des bolts en masse ! On va te fixer ça sur les omoplates.

– Noooon !

En voyant la chauve-souris effrayée par son plan, Charles-Édouard admit qu’il était à bout de ressources. Puis il eut un éclair de génie. Il se pencha, ramassa et tendit à la chauve-souris… ses propres ailes de chauve-souris : « Tiens, essaye donc celles-là ! » L’animal crut d’abord que l’homme se moquait d’elle. Il ajouta : « Et si tu t’aimais comme le bon Dieu t’a faite ? » Le petit mammifère réinstalla ses ailes, fit quelques tours au plafond pour constater avec bonheur que pour une chauve-souris, il n’y avait rien de mieux que des ailes de chauve-souris.

– Merci pour la leçon, Monsieur Charles-Édouard ! Mais… les gens vont continuer à avoir peur de moi.

– Eh bien moi, je n’ai pas peur de toi ! Si tu me promets de ne pas voler près de mes clients, de manger les mouches dans le magasin et l’entrepôt, et de ne pas faire tes besoins sur mes marchandises, tu peux rester ici. Je t’installerai une niche.

Ainsi naquit la légende de la chauve-souris apprivoisée par Charles-Édouard.

Cette histoire est une pure invention de celui qui vous la raconte. Je me trouvais ben smatte de l’avoir écrite, jusqu’au jour où l’actuel propriétaire de l’entreprise familiale, Jean Beaudet, fils de Charles-Édouard, me révéla qu’une colonie de chauves-souris vit dans le grenier de l’ancien magasin.

Comme quoi la réalité et la fiction font parfois trop bon ménage..

Une légende composée, écrite et racontée par Jacques Hébert, du rang du castor de Leclercville. © Tous droits réservés, 2016.
jacq_hebert@hotmail.com

2 réponses
  1. Laurie
    Laurie dit :

    Bravo Jacques!

    Légende très bien illustrée, intéressante et qui nous laisse un beau message en plus.

    Et quand on connaît le magasin, c’est bien ça…

    Répondre

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