Il y a très longtemps de cela se dressait une belle et grande forêt sans rivière dans l’ouest du comté. Sur les côtes de l’actuel Saint-Laurent, quelque part entre Leclercville et Lotbinière, dans un secteur qu’on appelle encore aujourd’hui le Bois des Hurons, vivait une tribu amérindienne sous la gouverne tranquille de Tchecktwé, un chef un brin autoritaire, au cœur juste et bon. Les membres de sa tribu ne manquaient de rien, car en plus de la proximité du grand fleuve, on bénéficiait d’un immense territoire de chasse s’étalant sur ce qui correspond de nos jours aux terres de Saint-Édouard-de-Lotbinière, Saint-Janvier-de-Joly et Val-Alain.
Le grand chef Tchecktwé était le père de Petite Mésange, douce, gentille et belle comme le jour. Brave, généreuse, appréciée de tous, on considérait la jeune femme comme une fée ou un ange. Orpheline de mère, Petite Mésange se disait fille de Mère Nature. Les animaux et les arbres étaient ses frères et sœurs. Elle appelait le Soleil « Grand-Père » et la Lune « Grand-Mère ». D’ailleurs, on l’apercevait souvent à la tombée de la nuit, en train de chanter pour sa grand-mère. Puis, elle dansait, et les mouches à feu et les ratons laveurs venaient se joindre à elle. Tout cela rendait Grand-Mère Lune très heureuse. Parfois, même le Grand Manitou, qui se couchait habituellement en même temps que le Soleil, et pour qui le sommeil était sacré, se laissait prendre à veiller tard et à admirer le spectacle.
Petite Mésange était fiancée à Gentil Renard, jeune homme de sa tribu, aussi apprécié qu’elle. Beau, brave et aimable, on admirait le bon chasseur et le bon danseur en lui. Les deux amoureux célébreraient bientôt leurs épousailles, au grand bonheur de tous.
La vie coulait paisiblement au pays de Tchecktwé, jusqu’à ce qu’au fil des jours, on se mit à découvrir des animaux morts de façon mystérieuse : une marmotte, une perdrix, un chevreuil, un castor périssaient, sans un indice de coups ou de blessures. Aucune trace de flèche ni de pare-chocs de charrette ! Les animaux gisaient, crispés, grimaçants; morts dans d’atroces souffrances.
Les gens du village voyaient cela comme un mauvais présage et commençaient à s’inquiéter. Le chef convoqua donc d’urgence une réunion du Conseil des Sages à laquelle assisterait Wômontigah, le shaman. Vilain et antipathique, il était craint plus que respecté. La seule qualité de cet homme-médecine résidait dans son savoir, car il connaissait les secrets des plantes et les paroles magiques qui guérissaient. Le chef Tchecktwé et lui se haïssaient ouvertement.
Au Conseil des Sages, notre cupide et opportuniste shaman tint ces propos : « Avec mes prières et mes incantations, et grâce aux mystères des plantes connus de moi seul, je protégerai la tribu contre cette malédiction qui plane, mais à condition que le Conseil m’obtienne le prix que j’exige : que Petite Mésange soit mon épouse ! »
La requête du shaman estomaqua les membres du Conseil des Sages, Tchecktwé en tête. Le Conseil s’opposa unanimement à la demande de Wômontigah : dans les lois de la tribu, il est dit que les femmes ont le droit de choisir ceux qu’elles veulent épouser. Petite Mésange s’était promise à Gentil Renard et le resterait.
« Bande de naïfs ! ricana le shaman, le regard méchant. Depuis des semaines, ces bêtes que vous retrouvez mortes, c’est moi qui les ai empoisonnées ! Et c’est le sort qui guette chacun d’entre vous et vos proches si vous refusez de vous soumettre à ma volonté ! »
Deuxième onde de choc. Cette fois, la peur divisait vivement les opinions. Certains refusaient un tel chantage, alors que d’autres osaient marmotter sans conviction : « Petite Mésange ne manquerait de rien, Wômontigah est riche ! » Ou encore « Son tipi a une belle vue sur le fleuve. » Le chef n’en croyait pas ses oreilles. Outré, exaspéré, il lança alors un ultime appel au gros bon sens, mais en vain, car les Sages restaient divisés. Au grand plaisir de Wômontigah, la menace faisait son œuvre. Écœuré, Tchecktwé rentra chez lui.
« Petite Mésange, dit-il à sa fille, cette bande de lâches veut te forcer à épouser l’ignoble shaman ! Prépare un petit bagage et va quérir ton fiancé. Nous quittons le village sur-le-champ. Venez me rejoindre sous le grand chêne à l’heure où la Lune le survolera. Et surtout, soyez discrets ! »
La jeune femme obéit, et à l’heure dite, les fiancés furent au rendez-vous. Visiblement ébranlé, amer et déçu, le chef les regarda affectueusement. « Quittons cette tribu devenue inhospitalière. Partons dans nos terres de chasse, trouver un coin pour y bâtir une vie nouvelle. Mais avant tout, laissez-moi célébrer votre union. La Lune et le grand chêne seront vos témoins. »
Les nouveaux mariés terminaient l’échange de leurs vœux d’amour éternel quand retentirent des hurlements de rage : « Vous ne vous en tirerez pas aussi facilement ! »
Wômontigah était accompagné d’une meute de loups sauvages et sanguinaires, qu’il avait envoûtés et placés sous son emprise. « Allez, mes frères les loups ! Débarrassez-moi des deux hommes, mais ne touchez pas à la petite. Je la veux intacte et belle. A-houuuuuuu ! »
Le brave Tchecktwé se tourna vers son nouveau gendre. « Gentil Renard, veille sur ma fille. Courez ! Fuyez ! Je m’occupe de vous couvrir ! »
Les amoureux coururent et coururent pendant que Tchecktwé plantait son couteau dans l’abdomen d’un monstre, puis dans la nuque d’un autre. Une troisième bête se dardait sur le mollet du chef, puis une quatrième sur son flanc. Bientôt, l’homme serait dépassé par le nombre. Et, toujours, le shaman hurlait aux bêtes pour exciter leur haine.
Il y eut un silence, puis le cœur de Petite Mésange, qui battait à tout rompre, s’arrêta quand elle entendit le rire mauvais du shaman retentir dans la forêt, accompagné des hurlements lugubres des loups, qui célébraient la fin du dernier combat du chef. Elle sentit un sanglot monter, mais son amoureux lui cria : « N’arrête surtout pas de courir ! »
Exhortés par Wômontigah, les loups prirent en chasse les jeunes époux. Sentant la meute des prédateurs se rapprocher, envahie par le désespoir, Petite Mésange leva la tête au ciel et implora : « Ô Grand-Mère Lune, toi qui éclaires la nuit, toi qui influences les marées du Grand Fleuve, l’esprit des hommes et celui des loups, viens à notre secours, je t’en conjure ! »
La Lune, dans tous ses états, émue par la prière de la jeune fille, se tourna vers la Grande Ourse. « Il n’est pas dans nos habitudes d’interférer dans les affaires des humains, Grande Ourse, mais crois-tu pouvoir tirer notre Petite Mésange et son époux des griffes de ces loups ? »
Perplexe, la Grande Ourse répondit : « Tu sais qu’il y aura un prix à payer si j’y vais, Grand-Mère Lune. Je devrai les ramener ici avec moi. Ils auront la vie éternelle, certes, mais ils ne pourront plus retourner sur terre. »
« Je sais, répondit l’astre lunaire. Mieux vaut cela que finir dans l’estomac de ces loups enragés ! »
La Grande Ourse se cambra, gémit en étirant ses muscles ankylosés par les milliers d’années passées à tenir la pose au firmament. Elle prit son élan, puis sauta sur terre, et atterrit avec fracas aux côtés des jeunes amants, maintenant encerclés par les loups. Immense, les crocs sortis, elle adressa un grognement intimidant à la meute, puis elle se tourna, rassurante, vers Petite Mésange et Gentil Renard.
« Grand-Mère Lune m’envoie vous sortir d’ici ! Grimpez sur mon dos et je vous emmènerai. Vous serez à l’abri de ces loups et vous aurez la vie éternelle. »
Les amoureux échangèrent un regard intense. « Un brave devrait mourir en affrontant le danger plutôt que de fuir, dit Gentil Renard, mais je refuse de t’imaginer, ma douce épouse, tombant aux mains de ce traître de shaman… »
« Oui, partons avec Grande Ourse, répondit la jeune femme. Ainsi, nous serons ensemble pour l’éternité. »
Main dans la main, les jeunes époux grimpèrent sur le dos de l’ourse gigantesque. Celle-ci grogna une dernière fois en direction des loups, puis s’élança, emportant avec elle la jeune femme et son époux, sous les rugissements de dépit et de colère de Wômontigah.
C’est alors que retentit un coup de tonnerre épouvantable : le Grand Manitou, mécontent d’être dérangé dans son sommeil, se leva et, dans sa colère, brandit son énorme tomahawk. Puis, dans un accès de fureur, il frappa le sol si violemment qu’il fendit le pays en deux. Le coup titanesque créa un séisme tel qu’on n’en avait jamais connu. La terre en fut tellement secouée, qu’en tentant de fuir, les loups et Wômontigah déboulèrent et furent aspirés dans l’immense crevasse dessinée par le choc. Ils disparurent à tout jamais, et le Grand Manitou retourna se coucher.
Dans la crainte de nouvelles représailles de leur dieu courroucé, les membres de la tribu de feu Tchecktwé, réveillés par toute cette agitation, retournèrent au lit sans demander leur reste. Seules la Lune et la Grande Ourse, qui comptait deux nouvelles étoiles, veillaient encore.
Grand-Mère Lune, le cœur gros devant un tel gâchis, contemplait sa belle forêt. Celle-ci était dorénavant, et à jamais, défigurée sur des dizaines de kilomètres par l’immense crevasse de roche et de terre qui, du fleuve, s’étendait jusque de l’autre côté de ce qui allait devenir Val-Alain.
Elle posa son regard une dernière fois sur la dépouille du chef, étendue sous le grand chêne. Puis, n’y tenant plus, elle éclata en sanglots et pleura, pleura et pleura pendant tout ce qui restait de cette trop longue nuit.
Au matin, le merle chanta. Les habitants du Bois des Hurons, en deuil, sortirent du lit sans grande hâte. À leur grand étonnement, ils constatèrent que les larmes versées par la Lune avaient cicatrisé le sol et rempli la crevasse. Ainsi, en lieu et place de la grosse fêlure hideuse laissée par le tomahawk du Grand Manitou, coulait en ce matin tout neuf la plus belle des rivières. À la fin de cette nuit funeste, les larmes abondantes de l’astre lunaire avaient lavé le corps inerte du brave chef amérindien, puis l’avaient délicatement entraîné vers les eaux du Grand Fleuve où il partit, l’âme en paix, rejoindre ses ancêtres sous l’œil ému d’une étoile nommée Petite Mésange.
De la tristesse de Grand-Mère Lune était née la rivière Du Chêne, qu’on nomma en l’honneur des fiancés que le chef Tchecktwé avait unis sous ce grand arbre, avant d’y périr lui-même en tentant de les protéger de la convoitise et de la folie.
Une légende composée, écrite et racontée par Jacques Hébert, du rang du castor de Leclercville.
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