C. E. BEAUDET & FILS INC., mieux connu sous le surnom de Chez Charles-Édouard, est cet immense et bon vieux magasin général au pied de la côte à Leclercville, où, six jours et demi sur sept, on trouve de tout sous un même toit : lait, chips, bière, patins à lame, plomberie, deux par quatre, pantoufles en Phentex, etc. De tout ! La réputation de ce commerce n’est plus à faire, tellement, qu’on dit dans tous les villages du canton : « Si tu trouves ça nulle part, va voir chez Charles-Édouard ! »

Par un beau dimanche où le commerçant venait de fermer pour aller dîner avec sa femme, il découvrit une intruse dans son entrepôt : une chauve-souris bien mal-en-point qui pleurait. Partout, on l’avait chassée. Michel Guimond l’accusait de faire peur à ses cochons, même chose du côté d’Alphonse Laliberté et de ses pur-sang Holstein, jusqu’au curé Tanguay qui disait qu’elle effrayait Sœur Marcelle !

La chauve-souris, déprimée, se trouvait bien laide. Elle confia au marchand qu’elle échangerait volontiers ses ailes aux allures de vieux parapluie déglingué contre celles, multicolores et magnifiques, d’un papillon. Le bonhomme, mis au défi, s’anima : « Si tu trouves ça nulle part, va voir chez Charles-Édouard ! » et dit à l’animal : « Bouge pas, m’en vas t’arranger ça ! » Après un petit tour dans son département « Jardinage », il revint avec les plus belles ailes de papillon qu’il avait pu trouver, à la grande joie de la chauve-souris. Celle-ci enleva ses propres ailes, puis enfila les nouvelles, à motifs colorés. C’était grandiose.

La petite bête s’envola et fit quelques tours entre les poutres et les solives du grand bâtiment. Elle était tellement excitée par ses nouvelles couleurs qu’elle ne regardait plus où elle allait, trop occupée à admirer ses ornements. Et bing ! Bang ! Penaude et couverte d’ecchymoses, elle revint vers l’homme : « Trop de couleurs me déconcentrent ! »

« Trop de couleurs ? » Le commerçant repartit, puis revint avec de belles ailes d’oie blanche, dénichées dans la section « Plein air, Chasse et Pêche ». « Si tu trouves ça nulle part, va voir chez Charles-Édouard ! », pouvait-on lire dans ses yeux étincelants de fierté.

Animé d’un nouvel espoir, le petit mammifère volant enfila les plumes toutes blanches, puis décolla pour refaire quelques tours au plafond de l’entrepôt. Cette fois, pas de couleurs pour la déconcentrer, sauf que, à sa grande surprise, la chauve-souris découvrit qu’elle était chatouilleuse. Et un coup d’aile par-ci, et un coup de plumes par-là, et « Hi ! Hi ! Hi ! » et « Ha ! Ha! Ha ! » et « Bing ! » et « Bang ! » Dépitée, elle revint avec encore plus d’ecchymoses. « Je suis trop chatouilleuse pour les ailes de plumes ! » Charles-Édouard commençait à trouver le défi compliqué…

– Des ailes transparentes de libellule, peut-être ? Non. Trop fragiles… Attends donc un peu, toi !

Le vieil homme repartit au fond de son magasin. On entendit des grincements, des « Cling ! » et des « Clang ! », puis le marchand revint, tirant de toutes ses forces une paire d’ailes… d’avion !

– En aluminium, légères, solides, résistantes, traitement anti-chatouillements et sans couleurs pour un maximum de concentration !

– Mais comment ? répliqua la chauve-souris, stupéfaite.

– J’ai des vis et des bolts en masse ! On va te fixer ça sur les omoplates.

– Noooon !

En voyant la chauve-souris effrayée par son plan, Charles-Édouard admit qu’il était à bout de ressources. Puis il eut un éclair de génie. Il se pencha, ramassa et tendit à la chauve-souris… ses propres ailes de chauve-souris : « Tiens, essaye donc celles-là ! » L’animal crut d’abord que l’homme se moquait d’elle. Il ajouta : « Et si tu t’aimais comme le bon Dieu t’a faite ? » Le petit mammifère réinstalla ses ailes, fit quelques tours au plafond pour constater avec bonheur que pour une chauve-souris, il n’y avait rien de mieux que des ailes de chauve-souris.

– Merci pour la leçon, Monsieur Charles-Édouard ! Mais… les gens vont continuer à avoir peur de moi.

– Eh bien moi, je n’ai pas peur de toi ! Si tu me promets de ne pas voler près de mes clients, de manger les mouches dans le magasin et l’entrepôt, et de ne pas faire tes besoins sur mes marchandises, tu peux rester ici. Je t’installerai une niche.

Ainsi naquit la légende de la chauve-souris apprivoisée par Charles-Édouard.

Cette histoire est une pure invention de celui qui vous la raconte. Je me trouvais ben smatte de l’avoir écrite, jusqu’au jour où l’actuel propriétaire de l’entreprise familiale, Jean Beaudet, fils de Charles-Édouard, me révéla qu’une colonie de chauves-souris vit dans le grenier de l’ancien magasin.

Comme quoi la réalité et la fiction font parfois trop bon ménage..

Une légende composée, écrite et racontée par Jacques Hébert, du rang du castor de Leclercville. © Tous droits réservés, 2016.
jacq_hebert@hotmail.com

Il y a très longtemps de cela se dressait une belle et grande forêt sans rivière dans l’ouest du comté. Sur les côtes de l’actuel Saint-Laurent, quelque part entre Leclercville et Lotbinière, dans un secteur qu’on appelle encore aujourd’hui le Bois des Hurons, vivait une tribu amérindienne sous la gouverne tranquille de Tchecktwé, un chef un brin autoritaire, au cœur juste et bon. Les membres de sa tribu ne manquaient de rien, car en plus de la proximité du grand fleuve, on bénéficiait d’un immense territoire de chasse s’étalant sur ce qui correspond de nos jours aux terres de Saint-Édouard-de-Lotbinière, Saint-Janvier-de-Joly et Val-Alain.

Le grand chef Tchecktwé était le père de Petite Mésange, douce, gentille et belle comme le jour. Brave, généreuse, appréciée de tous, on considérait la jeune femme comme une fée ou un ange. Orpheline de mère, Petite Mésange se disait fille de Mère Nature. Les animaux et les arbres étaient ses frères et sœurs. Elle appelait le Soleil « Grand-Père » et la Lune « Grand-Mère ». D’ailleurs, on l’apercevait souvent à la tombée de la nuit, en train de chanter pour sa grand-mère. Puis, elle dansait, et les mouches à feu et les ratons laveurs venaient se joindre à elle. Tout cela rendait Grand-Mère Lune très heureuse. Parfois, même le Grand Manitou, qui se couchait habituellement en même temps que le Soleil, et pour qui le sommeil était sacré, se laissait prendre à veiller tard et à admirer le spectacle.

Petite Mésange était fiancée à Gentil Renard, jeune homme de sa tribu, aussi apprécié qu’elle. Beau, brave et aimable, on admirait le bon chasseur et le bon danseur en lui. Les deux amoureux célébreraient bientôt leurs épousailles, au grand bonheur de tous.

La vie coulait paisiblement au pays de Tchecktwé, jusqu’à ce qu’au fil des jours, on se mit à découvrir des animaux morts de façon mystérieuse : une marmotte, une perdrix, un chevreuil, un castor périssaient, sans un indice de coups ou de blessures. Aucune trace de flèche ni de pare-chocs de charrette ! Les animaux gisaient, crispés, grimaçants; morts dans d’atroces souffrances.

Les gens du village voyaient cela comme un mauvais présage et commençaient à s’inquiéter. Le chef convoqua donc d’urgence une réunion du Conseil des Sages à laquelle assisterait Wômontigah, le shaman. Vilain et antipathique, il était craint plus que respecté. La seule qualité de cet homme-médecine résidait dans son savoir, car il connaissait les secrets des plantes et les paroles magiques qui guérissaient. Le chef Tchecktwé et lui se haïssaient ouvertement.
Au Conseil des Sages, notre cupide et opportuniste shaman tint ces propos : « Avec mes prières et mes incantations, et grâce aux mystères des plantes connus de moi seul, je protégerai la tribu contre cette malédiction qui plane, mais à condition que le Conseil m’obtienne le prix que j’exige : que Petite Mésange soit mon épouse ! »

La requête du shaman estomaqua les membres du Conseil des Sages, Tchecktwé en tête. Le Conseil s’opposa unanimement à la demande de Wômontigah : dans les lois de la tribu, il est dit que les femmes ont le droit de choisir ceux qu’elles veulent épouser. Petite Mésange s’était promise à Gentil Renard et le resterait.

« Bande de naïfs ! ricana le shaman, le regard méchant. Depuis des semaines, ces bêtes que vous retrouvez mortes, c’est moi qui les ai empoisonnées ! Et c’est le sort qui guette chacun d’entre vous et vos proches si vous refusez de vous soumettre à ma volonté ! »

Deuxième onde de choc. Cette fois, la peur divisait vivement les opinions. Certains refusaient un tel chantage, alors que d’autres osaient marmotter sans conviction : « Petite Mésange ne manquerait de rien, Wômontigah est riche ! » Ou encore « Son tipi a une belle vue sur le fleuve. » Le chef n’en croyait pas ses oreilles. Outré, exaspéré, il lança alors un ultime appel au gros bon sens, mais en vain, car les Sages restaient divisés. Au grand plaisir de Wômontigah, la menace faisait son œuvre. Écœuré, Tchecktwé rentra chez lui.

« Petite Mésange, dit-il à sa fille, cette bande de lâches veut te forcer à épouser l’ignoble shaman ! Prépare un petit bagage et va quérir ton fiancé. Nous quittons le village sur-le-champ. Venez me rejoindre sous le grand chêne à l’heure où la Lune le survolera. Et surtout, soyez discrets ! »

La jeune femme obéit, et à l’heure dite, les fiancés furent au rendez-vous. Visiblement ébranlé, amer et déçu, le chef les regarda affectueusement. « Quittons cette tribu devenue inhospitalière. Partons dans nos terres de chasse, trouver un coin pour y bâtir une vie nouvelle. Mais avant tout, laissez-moi célébrer votre union. La Lune et le grand chêne seront vos témoins. »

Les nouveaux mariés terminaient l’échange de leurs vœux d’amour éternel quand retentirent des hurlements de rage : « Vous ne vous en tirerez pas aussi facilement ! »

Wômontigah était accompagné d’une meute de loups sauvages et sanguinaires, qu’il avait envoûtés et placés sous son emprise. « Allez, mes frères les loups ! Débarrassez-moi des deux hommes, mais ne touchez pas à la petite. Je la veux intacte et belle. A-houuuuuuu ! »

Le brave Tchecktwé se tourna vers son nouveau gendre. « Gentil Renard, veille sur ma fille. Courez ! Fuyez ! Je m’occupe de vous couvrir ! »

Les amoureux coururent et coururent pendant que Tchecktwé plantait son couteau dans l’abdomen d’un monstre, puis dans la nuque d’un autre. Une troisième bête se dardait sur le mollet du chef, puis une quatrième sur son flanc. Bientôt, l’homme serait dépassé par le nombre. Et, toujours, le shaman hurlait aux bêtes pour exciter leur haine.

Il y eut un silence, puis le cœur de Petite Mésange, qui battait à tout rompre, s’arrêta quand elle entendit le rire mauvais du shaman retentir dans la forêt, accompagné des hurlements lugubres des loups, qui célébraient la fin du dernier combat du chef. Elle sentit un sanglot monter, mais son amoureux lui cria : « N’arrête surtout pas de courir ! »

Exhortés par Wômontigah, les loups prirent en chasse les jeunes époux. Sentant la meute des prédateurs se rapprocher, envahie par le désespoir, Petite Mésange leva la tête au ciel et implora : « Ô Grand-Mère Lune, toi qui éclaires la nuit, toi qui influences les marées du Grand Fleuve, l’esprit des hommes et celui des loups, viens à notre secours, je t’en conjure ! »

La Lune, dans tous ses états, émue par la prière de la jeune fille, se tourna vers la Grande Ourse. « Il n’est pas dans nos habitudes d’interférer dans les affaires des humains, Grande Ourse, mais crois-tu pouvoir tirer notre Petite Mésange et son époux des griffes de ces loups ? »

Perplexe, la Grande Ourse répondit : « Tu sais qu’il y aura un prix à payer si j’y vais, Grand-Mère Lune. Je devrai les ramener ici avec moi. Ils auront la vie éternelle, certes, mais ils ne pourront plus retourner sur terre. »
« Je sais, répondit l’astre lunaire. Mieux vaut cela que finir dans l’estomac de ces loups enragés ! »

La Grande Ourse se cambra, gémit en étirant ses muscles ankylosés par les milliers d’années passées à tenir la pose au firmament. Elle prit son élan, puis sauta sur terre, et atterrit avec fracas aux côtés des jeunes amants, maintenant encerclés par les loups. Immense, les crocs sortis, elle adressa un grognement intimidant à la meute, puis elle se tourna, rassurante, vers Petite Mésange et Gentil Renard.

« Grand-Mère Lune m’envoie vous sortir d’ici ! Grimpez sur mon dos et je vous emmènerai. Vous serez à l’abri de ces loups et vous aurez la vie éternelle. »

Les amoureux échangèrent un regard intense. « Un brave devrait mourir en affrontant le danger plutôt que de fuir, dit Gentil Renard, mais je refuse de t’imaginer, ma douce épouse, tombant aux mains de ce traître de shaman… »
« Oui, partons avec Grande Ourse, répondit la jeune femme. Ainsi, nous serons ensemble pour l’éternité. »

Main dans la main, les jeunes époux grimpèrent sur le dos de l’ourse gigantesque. Celle-ci grogna une dernière fois en direction des loups, puis s’élança, emportant avec elle la jeune femme et son époux, sous les rugissements de dépit et de colère de Wômontigah.

C’est alors que retentit un coup de tonnerre épouvantable : le Grand Manitou, mécontent d’être dérangé dans son sommeil, se leva et, dans sa colère, brandit son énorme tomahawk. Puis, dans un accès de fureur, il frappa le sol si violemment qu’il fendit le pays en deux. Le coup titanesque créa un séisme tel qu’on n’en avait jamais connu. La terre en fut tellement secouée, qu’en tentant de fuir, les loups et Wômontigah déboulèrent et furent aspirés dans l’immense crevasse dessinée par le choc. Ils disparurent à tout jamais, et le Grand Manitou retourna se coucher.

Dans la crainte de nouvelles représailles de leur dieu courroucé, les membres de la tribu de feu Tchecktwé, réveillés par toute cette agitation, retournèrent au lit sans demander leur reste. Seules la Lune et la Grande Ourse, qui comptait deux nouvelles étoiles, veillaient encore.

Grand-Mère Lune, le cœur gros devant un tel gâchis, contemplait sa belle forêt. Celle-ci était dorénavant, et à jamais, défigurée sur des dizaines de kilomètres par l’immense crevasse de roche et de terre qui, du fleuve, s’étendait jusque de l’autre côté de ce qui allait devenir Val-Alain.

Elle posa son regard une dernière fois sur la dépouille du chef, étendue sous le grand chêne. Puis, n’y tenant plus, elle éclata en sanglots et pleura, pleura et pleura pendant tout ce qui restait de cette trop longue nuit.

Au matin, le merle chanta. Les habitants du Bois des Hurons, en deuil, sortirent du lit sans grande hâte. À leur grand étonnement, ils constatèrent que les larmes versées par la Lune avaient cicatrisé le sol et rempli la crevasse. Ainsi, en lieu et place de la grosse fêlure hideuse laissée par le tomahawk du Grand Manitou, coulait en ce matin tout neuf la plus belle des rivières. À la fin de cette nuit funeste, les larmes abondantes de l’astre lunaire avaient lavé le corps inerte du brave chef amérindien, puis l’avaient délicatement entraîné vers les eaux du Grand Fleuve où il partit, l’âme en paix, rejoindre ses ancêtres sous l’œil ému d’une étoile nommée Petite Mésange.

De la tristesse de Grand-Mère Lune était née la rivière Du Chêne, qu’on nomma en l’honneur des fiancés que le chef Tchecktwé avait unis sous ce grand arbre, avant d’y périr lui-même en tentant de les protéger de la convoitise et de la folie.

Une légende composée, écrite et racontée par Jacques Hébert, du rang du castor de Leclercville.

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C’est à rivière Henri que prit naissance, en 1921, le noyau villageois qui deviendra Saint-Janvier-de-Joly. À cette époque, il s’agissait surtout d’un village industriel bâti autour du moulin à scie de la compagnie Finch Pruyn. Grâce à un accord conclu avec le seigneur Edmond-Gustave Joly de Lotbinière, la compagnie pouvait exploiter la ressource première du secteur, le bois. Le village de la rivière Henri n’était pas très étendu, mais il comportait d’imposants bâtiments : le moulin à scie, bien entendu, le dortoir, qu’on appelait le bunk house, l’hôtel, le magasin général, la cordonnerie, l’écurie, la chapelle-école, l’office ainsi que les maisons jumelées.

La coupe du bois se pratiquait principalement l’été, de l’est vers l’ouest, afin de faciliter la drave sur la rivière Du Chêne. Une fois les billots arrivés au moulin, on procédait au débitage pour en faire des planches qui étaient en majorité expédiées aux États-Unis. Le cèdre avait cependant un traitement différent. Il était usiné dans un autre moulin du village et transformé en bardeaux. Encore aujourd’hui, les fins observateurs verront quelques-unes de ces reliques sur certaines maisons d’époque, à travers le comté.

La compagnie dut toutefois mettre fin à ses opérations en 1928 puisque le gouvernement prit possession des terres qu’il subdivisa en lots cultivables. Comme convenu par le contrat, la fermeture du moulin entraîna la démolition ou le déménagement de tous les bâtiments afin de remettre les lieux à leur état d’origine. Rivière Henri passa à l’histoire et seuls la tradition orale ainsi que quelques documents d’archives peuvent encore témoigner de son existence.

Le ministère de l’Agriculture et de la Colonisation du Québec distribua donc des terres gratuitement en cette période de crise économique. Venant de Beauce, de Mégantic, de Dorchester et même de Charlevoix, les premiers résidents de Saint-Janvier-de-Joly s’établirent sur ces terres nouvellement disponibles avec l’aide du gouvernement. Le centre du village se déplaça alors à son emplacement actuel.

Toutefois, le malheur s’abattit sur les nouveaux arrivants lorsqu’un terrible feu de forêt éclata en juin 1933. En un rien de temps, la paroisse s’enflamma. Maisons, granges, forêt, bois de sciage et bois de corde; tout était la proie des flammes. Triste sort pour ces familles ayant fraîchement colonisé cette terre. Paniquées, elles fuirent le brasier du mieux qu’elles le purent à travers les champs, là où on pouvait passer sans se brûler. Les habitants empruntèrent également la voie ferrée, avec les enfants et peu d’effets personnels, quittant leur demeure sans savoir s’ils la retrouveraient. Les paroisses voisinent aidèrent en installant plusieurs pompes à incendie, certaines arrivant même de Québec. Tard le soir, les gens purent néanmoins regagner leur logis.

Cependant, août 1949, seize ans plus tard, le triste destin frappa encore. Plus fort… Durant quinze jours, un effroyable feu de forêt sema à nouveau la terreur et la désolation parmi les colons. Le feu courait dans le sol et était difficilement maîtrisable. Deux maisons, une grange, le pont de la rivière Henri ainsi que plusieurs hectares de forêt disparurent dans le brasier. Dans la forêt, tout fut dévasté, le bois renversé, des cavités énormes creusées par le feu. Encore une fois, les villages voisins, solidaires, prêtèrent main-forte aux sinistrés. Des barils d’eau et des pompes à incendie furent dépêchés sur les lieux. Tous les hommes étaient au feu, fidèles défenseurs de leur communauté.

Une chance dans leur malchance ? Aucun citoyen ne perdit la vie lors de ces incendies. En revanche, après ce deuxième désastre, plusieurs familles prirent la décision de quitter la paroisse, n’ayant plus la force de recommencer. Jamais deux sans trois, dit-on ? Or, les valeureuses âmes ayant relevé le défi de rebâtir Saint-Janvier-de-Joly forgèrent le blason local qui se résume comme suit : Foi et Courage.

Source : Saint-Janvier-de-Joly raconté au fil des ans – 1936-1986.

Le sol argileux causa bien des maux aux premiers habitants de la paroisse de Saint-Édouard-de-Lotbinière. Vers l’an 1900, le remplacement de l’église de pierres par une nouvelle et plus vaste église était devenu inévitable. Non seulement la première, construite en 1860, était devenue trop exiguë pour la population en croissance, mais surtout, elle s’enfonçait dans le sol malgré la présence de pilotis. Une église sur pilotis direz-vous ! Eh oui, car elle se situait au cœur d’une dépression de terrain, voisine des eaux dormantes de la rivière Du Bois Clair. De plus, le sol comportait une couche profonde d’argile semi-liquide à moins de deux pieds de la surface. Tous les ingrédients étaient réunis pour donner de bons maux de tête à l’architecte Baillargé !

On s’affaira donc à construire l’église actuelle au même emplacement, mais avec une structure plus légère, en bois. La construction fut terminée en 1901. Malgré cette nouvelle église, la nature du sol n’a pas pour autant cessé de causer des problèmes aux paroissiens, voire à leurs défunts…

S’il faut en croire l’abbé J.-Apollinaire Gingras, curé de Saint-Édouard de 1878 à 1886, l’état marécageux du cimetière était alarmant. Au point tel qu’il craignait qu’au Jugement dernier ses paroissiens ne ressuscitent dans une grenouillère sous les moqueries des autres ressuscités ! « Mais les braves gens de Saint-Édouard, c’étaient donc des wawarons ! » écrivait-il afin d’inciter ses ouailles à faire les travaux d’égouttement nécessaires au cimetière.

Les paroissiens s’exécutèrent en réalisant des travaux importants de drainage. On creusa des tranchées, posa de la pierre pour permettre à l’eau de s’évacuer. On en profita également pour relever le cimetière au moyen de 2 000 voyages de sable. Il sera relevé à nouveau vers 1920, par l’ajout d’une nouvelle couche de sable.

Malgré ces travaux, à une époque où les pompes n’existaient pas, il n’était pas rare de voir les fosses se remplir d’eau au fur et à mesure qu’on les creusait, surtout au printemps. Lors des inhumations, il fallait alors appuyer sur les cercueils avec des piquets pour les empêcher de flotter pendant qu’on fermait la fosse. Imaginez le spectacle !

Les paroissiens n’étaient toutefois pas au bout de leurs peines, puisqu’on raconte que, le soir venu, dans la noirceur extrême, des lumières d’un autre monde faisaient peu à peu leur apparition. Seulement quelques-unes au départ, puis plus la nuit avançait, plus elles étaient nombreuses. Et alors s’amorçait la danse des feux follets. Ces intrigantes petites lueurs ressemblaient à des boules de feu. Telles de petites flammes, les feux follets vacillaient et dansaient au-dessus du cimetière, chaque nuit des soirs d’été. Leur lueur bleutée, parfois jaunâtre ou vermillon, survolait le sol, illuminant les stèles mortuaires pendant quelques secondes. Plutôt flous, les feux semblaient se reconnaître et s’amusaient entre eux.

Plusieurs villageois étaient si effrayés qu’ils faisaient des détours immenses pour se garder d’apercevoir les lueurs du cimetière. Ce qu’ils ignoraient, c’est que ces envoûtantes lumières s’éloignaient avec une rapidité extraordinaire lorsqu’un hasardeux être vivant osait s’approcher d’elles. Toutefois, les enfants les plus téméraires aimaient bien s’y rendre. En cachette, bien sûr, afin d’éviter une réprimande de leurs parents, mais surtout pour ne pas effrayer les feux follets qui leur offraient alors tout un spectacle de danse.

Les légendes racontent que ces lumières sont les âmes en peine des défunts qui reviennent sur terre et qui tentent d’entrer en contact avec leurs proches… Les scientifiques, quant à eux, expliquent qu’il s’agit de l’émanation de certains gaz qui, au contact de l’air, s’enflamment spontanément. Cela dit, plusieurs sceptiques doutent de cette théorie farfelue. D’aucuns préfèrent penser que les feux follets sont des esprits malins, de minuscules fées ou de petits lutins venus danser le soir venu dans un lieu où les êtres humains sont discrets, attentifs et immobiles.

Source : « Saint-Édouard-de-Lotbinière se raconte » et « Saint-Édouard 1863-1988 ». Histoire romancée par Véronik Desrochers.

Lors de la rébellion des patriotes en 1837-1838, la région de Montréal et la vallée du Richelieu étaient en pleine ébullition et, comme une traînée de poudre, l’agitation s’étendit partout au Québec.

Après la défaite de la bataille de Saint-Eustache, un groupe de patriotes songea à utiliser le Moulin du Portage de Lotbinière comme forteresse. Le projet fut vite abandonné, mais l’ombre de ces vaillants patriotes hantera le moulin pendant plusieurs décennies, puisqu’un patriote gravement blessé à la bataille de Saint-Eustache, poursuivi par des patrouilles anglaises, harcelé par ses propres compatriotes, réussit à fuir l’horreur des lieux avec quelques compagnons. Il s’agissait de nul autre que Nicolas Arsenault, dit le Déporté. Il portait ce surnom parce que les Anglais avaient déporté son grand-père en Acadie en 1755.

Le meunier de l’époque donna l’hospitalité à ce courageux défenseur des libertés canadiennes-françaises, et ce, malgré les sanctions sévères de la cour martiale à ceux qui abritaient et aidaient les patriotes. Après plusieurs nuits de veille et de dévouement, les soins du meunier furent vains, et le vaillant patriote succomba à ses blessures. Il fut enterré secrètement, de nuit, dans un cimetière de la région, sans office religieux.

On pensait l’incident clos. La révolte s’était calmée, les Anglais prenaient tranquillement le contrôle du pays à coup de politiques et d’immigration qui visaient l’assimilation des Canadiens français. Toutefois, un autre cas occupait les habitants du moulin de Lotbinière. En effet, exactement sept ans après la mort de Nicolas dit le Déporté, des bruits étranges se firent entendre dans les combles, le soir, quand la grande roue du moulin s’immobilisait. Comme les premiers bruits débutèrent à l’anniversaire de la mort du Déporté Arsenault, on songea aussitôt à son âme. Il venait rappeler aux nouveaux résidents les souffrances et les injustices qu’il avait vécues de son vivant. On récita donc des Pater, des Ave Maria et des De Profondis, mais rien n’y fit. Chaque soir, lorsque le mécanisme devenait silencieux, les bruits étranges continuaient à semer la terreur à l’étage du bas.

Un missionnaire de passage dans la région tenta d’apaiser le fantôme. Il brûla un cierge, aspergea de l’eau bénite dans le réduit où Nicolas avait rendu l’âme et tenta même l’exorcisme. Encore là, ce fut un échec. Le religieux déclara forfait, souhaitant bonne chance aux résidents du moulin qui, terrorisés par les bruits incessants, pensaient à fuir les lieux.

En dernier recours, un vieil ermite, réputé pour sa sagesse et ses bons conseils, fut consulté. Après quelques heures de réflexion, l’ermite donna le conseil suivant : « Faites chanter sept messes, soit une par jour pendant une semaine et, ensuite, une tous les sept ans pour l’âme de Nicolas. »

L’ermite fut chaleureusement remercié, le conseil fut suivi et, dans la semaine suivante, les bruits cessèrent de moitié. Il fallut quand même attendre la septième messe de la septième année avant que les bruits étranges ne disparaissent définitivement. Depuis, chaque anniversaire de la mort du déporté, les bonnes gens du Moulin du Portage récitent un Pater et trois Ave Maria, tandis que, tous les sept ans, comme promis, on fait chanter une messe pour le repos de l’âme de ce valeureux patriote.

On dit que l’âme de Nicolas Arsenault erre toujours dans les combles du vieux moulin mais, apaisée, elle le fait sans effervescence ni grand remue-ménage. D’ailleurs, si vous êtes chanceux – ou malchanceux, selon vos croyances – vous pourriez apercevoir son fantôme se promener près de la rivière par soir de brouillard. Qu’attend ce personnage historique pour quitter le monde des vivants ? Peut-être considère-t-il que sa quête patriotique n’est pas terminée, qui sait ?

Ce texte fut écrit en 1890 par Marie Hébert et repris par Michel Gaudet.
Extrait de Leclercville – toute une histoire par Réal Beaudet.

Le fleuve Saint-Laurent fut jusqu’au début du 20e siècle le principal chemin d’accès aux municipalités le longeant. Les résidents se servaient de goélettes pour se rendre à la ville et ainsi vendre les produits de la terre et faire des commissions. De plus, certains partaient en pèlerinage à Sainte-Anne-de-Beaupré ou au Cap-de-la-Madeleine.

Le fleuve constituait indéniablement le chemin le plus facile pour atteindre Québec ou Montréal avant que les routes en macadam ne soient réalisées en 1922-1923. Le Saint-Laurent apportait également ses petits plaisirs, l’hiver venu, lorsque les glaces se formaient. Bien sûr, c’était avant la construction du pont de Québec et l’ouverture du chenal pour favoriser la navigation à l’année. Lorsque la saison froide s’installait, l’immense cours d’eau gelait et on pouvait se visiter de la rive nord à la rive sud, de Portneuf à Lotbinière. Les riverains organisaient des veillées de part et d’autre, les jeunes gens ébauchaient des projets de mariage qui ne se réalisaient parfois que l’année suivante.

Quand les glaces arrêtaient de bouger, les gens de la rive sud l’apprenaient par l’arrivée de Samuel Godin, intrépide citoyen du secteur des Écureuils à Donnacona, qui traversait en patin. Quelques jours après, les hommes balisaient la route glacée avec des gaules, de longues perches de bois, qui délimitaient le chemin officiel. À cette époque, les battures permettaient également la pêche blanche. On y aménageait donc de petites cabanes de bois pour protéger les pêcheurs du vent. Les rives du fleuve étaient alors fort animées.

C’est aussi par le Saint-Laurent que vinrent les premiers bâtisseurs de Sainte-Croix. Quelle épopée que l’arrivée du premier ancêtre des Legendre ! Si l’un de vos amis vous disait, à brûle-pourpoint, que son ancêtre est arrivé en Amérique à la nage, vous auriez sans doute le réflexe de le traiter de loufoque ou de farfelu. Pourtant, c’est ce que pourraient vous raconter les Legendre d’Amérique dont l’ancêtre Jean-Baptiste s’est retrouvé à Sainte-Croix en d’étranges circonstances… Voici l’histoire, selon les souvenirs de son descendant, Louis-Philippe.

Le premier de la lignée des Legendre n’était pas un fils de Neptune sorti de la mer sur un char tiré par deux chevaux marins. En fait, il aurait vécu à Paris, mais serait originaire du département de Maine-et-Loire. Aux alentours de 18 ans, Jean-Baptiste déserte ses parents, Jacques Legendre et Geneviève-Catherine Orioto, et s’engage au Havre en tant que matelot à bord d’un voilier en partance pour le Canada. Arrivé à Québec, Jean-Baptiste n’essaie pas de fuir tout de suite, il attend le moment propice pour disparaître avant la fin du voyage, prévu à Montréal.
Un soir, le capitaine fait jeter l’ancre vis-à-vis de la rivière Jacques-Cartier. Du côté nord, les flots rapides du cours d’eau découragent Jean-Baptiste qui juge la rive sud plus sécuritaire. Même s’il doit nager plus d’un kilomètre, des habitations sur la falaise lui donnent espoir. C’est Sainte-Croix.

À la faveur des ténèbres, le fugueur se glisse à l’eau et, comme un phoque, rejoint la rive pour s’y blottir en attendant l’aube. Tôt le matin, il grimpe la falaise et se dirige vers une habitation où une vieille femme le reçoit. À la vue d’une chaloupe qui se détache du vaisseau, sans doute pour essayer de capturer le fuyard, la bonne samaritaine lui ordonne de se cacher dans une barrique de lard salé alors vide. Mais, fausse alerte, la marée montante presse le capitaine de repartir et d’abandonner la poursuite.

Legendre se présente, déballe ses projets d’avenir et gagne la sympathie de la maison. Afin de le protéger, on l’envoie loger chez le fils de la dame, lequel vit plus loin dans les terres. C’est ainsi que l’ancêtre Legendre arriva à Sainte-Croix à la nage !

Jean-Baptiste devint un citoyen rangé, se mariant une première fois avec Suzanne Bourbeau, le 2 avril 1720. Le couple s’établit sur une terre à Sainte-Croix et eut deux filles. Son épouse décédant dans la fleur de l’âge, Jean-Baptiste se remaria le 24 novembre 1727 avec Anne Lemay, native de la paroisse voisine, Saint-Louis-de-Lotbinière. S’ensuit alors une longue généalogie de Legendre. Toutefois, l’histoire ne nous dit pas si les descendants sont d’aussi audacieux aventuriers et d’aussi bons nageurs que leur aïeul…

Sources : J.A. LeMay, Tricentenaire Seigneurie de Sainte-Croix Lotbinière
La petite histoire des paroisses de la Fédération des Cercles de Fermières
du district régional no 4.

Saint-Antoine-de-Tilly, un certain Joachim Crête avait un moulin à farine dans la concession de Beauséjour, sur la petite rivière appelée La Rigole. Le meunier vivait dans son moulin avec un engagé, un enragé, du nom d’Hubert Sauvageau. Les comparses faisaient bonne équipe, même si le jeune employé, soupe au lait et bouillant d’un feu intérieur, s’emportait facilement. Calme et patient, le patron ne faisait pas de cas de ses sautes d’humeur, il savait que le travail répétitif et exigeant du moulin pouvait tomber sur les nerfs.

La veille de Noël, les deux hommes burent et jouèrent aux dames pendant que la roue du moulin tournait, comme toujours. La nuit était claire, la lune pleine faisait reluire le tapis de neige aux alentours, le cœur des travailleurs s’égayait tranquillement malgré leur solitude. Les bouteilles vides s’entassaient, témoignant de leur état de gaieté et d’ébriété avancé.

Au dernier coup de minuit, le moulin s’immobilisa mystérieusement. Joyeux et éméchés par l’alcool, ils le remirent en marche après plusieurs tentatives échouées dues à l’étrange vacillement du plancher et à l’engourdissement de leurs sens. Ils retournèrent aussitôt à leur beuverie, mais la roue s’arrêta encore. Bien sûr, Sauvageau commença à rouspéter. « On peut même pas être tranquille le soir de Noël, mausus ! » Ils réussirent quand même à régler le problème, mais quelques instants plus tard, le moulin stoppa pour une troisième fois. À nouveau, les deux hommes vérifièrent le mécanisme du mieux que leur esprit embrouillé le leur permettait. Tout semblait dans l’ordre, mais impossible de faire tourner la roue, et ce, malgré les sacres et les grognements de l’engagé en beau fusil.

Crête, qui savait que tout se réglerait plus facilement au petit matin, laissa son employé tempêter seul et retourna se soûler. Au bout d’un moment, et de quelques verres, un étrange silence s’installa dans le bâtiment. Puis, des halètements et des gémissements suspects se firent entendre. « Soûl comme une botte, Sauvageau a dû se mettre les pieds dans les plats », se dit Crête en haussant les épaules. Il prit le temps de finir sa bière avant de porter assistance à son employé. Il se dirigea lentement vers la pièce où se trouvait la roue du moulin, s’appuyant sur les murs pour éviter de se casser la figure, sifflotant une petite chanson grivoise.

Il dégrisa net et sec quand il tomba, non pas sur son engagé, mais nez à nez avec un gros chien noir de la taille d’un homme, aux crocs longs comme des doigts, hirsute, puant et crachant. Un loup-garou ! Assis sur son derrière, la bête le fixait de ses yeux comme des tisons. Les deux se toisèrent un moment, Crête figé par la peur, le loup-garou excité et piaffant. Sans avertissant, le monstre attaqua. Crête eut tout juste le temps de s’emparer d’une faucille qui pendait au mur et de lui donner un coup à la tête avant de perdre conscience sous l’impact.

Le moulin qui se remit en marche tout seul réveilla les deux hommes deux jours plus tard. Heureusement que la meunerie était tranquille pendant le temps des fêtes, sinon des visiteurs-surprises auraient assisté à un drôle de tableau : empêtrés l’un sur l’autre, Crête tenait encore la faucille dans son poing; Sauvageau était blessé à l’oreille. Cette veillée de Noël avait été bien étrange. Tous deux aux prises avec des maux de tête infernaux, Sauvageau affirmait ne se souvenir de rien, Crête avait une vague impression de bête sauvage. La prochaine pleine lune confirmerait peut-être ses soupçons… Crête aimait bien son employé, mais à quel prix était-il prêt à le garder ?

Légende relatée par Mireille Thibault, romancée par Véronik Desrochers.

Une drôle d’histoire est arrivée à mon grand-père Laroche dans son jeune temps près de Saint-Apollinaire.

Il allait tirer les vaches tous les jours, de bon matin. Ça faisait un bout de temps qu’il y avait un mouton noir qui le suivait. Tous les matins, la bête venait se frotter pis bêler à son côté pendant qu’il essayait de faire sa besogne. Il trouvait ça ben tannant. Chaque fois, il lui donnait une tape sur le museau pour le faire partir. « Ôte-toi donc de là ! » chialait mon grand-père, qui était alors un jeune homme vif et fringant. Même quand il enfermait le bélier dans un enclos, il trouvait toujours le tour de se libérer et de revenir l’achaler de plus belle. « Tasse-toi, sinon je fais du ragoût de mouton pour souper ! » grommelait-il.

En fait, ce que mon grand-père ignorait, c’est que le gros mouton, c’était un loup-garou qui avait changé de forme et qui voulait se faire libérer. C’est bien connu, pour délivrer un loup-garou, il faut lui donner un coup assez fort pour qu’il saigne. Croyez-moi que si mon grand-père l’avait su, il l’aurait fait bien avant, il était vraiment tanné de se faire zigonner par ce torrieux de mouton !

Un jour, le mouton a été si entreprenant qu’il a suivi mon grand-père jusqu’à la maison et lui a fait renverser le bidon de lait qu’il venait juste de traire. « Ç’en est assez ! » cria-t-il. Comme il s’apprêtait à débarrer la porte d’entrée – mon grand-père était un grand prudent, il barrait toujours sa maison avant de partir travailler –, il avait une clé dans les mains. Cette fois-là, choqué noir, il donna un coup de clé sur le nez de l’animal, qui se mit à saigner à grosses lampées et déguerpit aussitôt.

Enfin tranquille, mon grand-père ramassa le bidon de lait vide et s’en retourna à l’étable. Il allait donner du foin aux vaches quand il entendit le mouton se lamenter au loin. Étant de bonne nature, mon grand-père espérait ne pas avoir blessé gravement le chenapan. Il retrouva la bête près de la shed à bois. Ce qu’il découvrit le laissa sans voix.

Le mouton s’était transformé en une créature de poils, de griffes et de crocs, grognant, jappant et se tordant d’un mal inconnu. Effrayé, mon grand-père allait prendre ses jambes à son cou, mais les grognements se firent plus doux et se changèrent peu à peu en plaintes aiguës de chiot craintif et blessé, pendant que le spectacle horrible et fascinant continuait. La fourrure de l’animal s’éclaircit graduellement, ses membres s’allongèrent, son museau disparut. Le mouton maléfique devenu loup-garou prenait peu à peu une forme étrangement humaine. Finalement, apparut un homme sale et poilu, nu comme un ver, qui saignait du nez.

Le sang versé avait délivré le pauvre prisonnier de son corps de loup-garou.

Mon grand-père reconnut l’homme, il le connaissait bien. Tout s’expliquait maintenant. Après avoir repris ses esprits, l’ancien loup-garou lui défendit de raconter cette histoire à qui que ce soit. Il ne voulait pas que ça se sache, sa transformation était une punition, contre nature, il ne voulait pas se faire chasser de sa famille ni du village. Il allait se tenir tranquille à présent, il avait eu sa leçon.

Mon grand-père m’a souvent raconté cette histoire, mais n’a jamais voulu révéler le nom de ce mystérieux homme loup-garou, même pas à moi sa petite-fille. Mais j’ai ma petite idée sur son identité. Le voisin, ben fin et prévenant, est l’homme le plus poilu que j’ai vu de ma vie. Étonnement, même si on le sait docile et gentil comme un agneau, il a le nez croche, comme s’il avait reçu un gros coup dans sa jeunesse…

Légende racontée par Mme Eudore Bergeron, Archives de folklore de l’Université Laval, collection Michel Duval, romancée par Véronik Desrochers.

Cette journée du mois d’août avait été particulièrement humide à Notre-­Dame-Du-Sacré-Cœur-d’Issoudun. Lorsque le soleil glissa sous la ligne d’horizon, les nuages gris, gonflés d’eau et chargés d’électricité, se répandirent dans le ciel pareil à de l’huile sur le sol.

Un fort vent rudoya les champs, puis siffla aux abords des fenêtres. La pluie, transportée par bourrasque, saccagea les routes de terre. Dans un claquement sec, le tonnerre retentit tel l’écho d’une explosion. La foudre fendit le ciel et s’abattit sur le chemin menant au village. Un second fracas tonna, et l’éclair frappa le cœur de la paroisse. L’église, transformée en une torche monstrueuse, peignait le firmament d’un panache rougeâtre.

Le forgeron observait le brasier par la fenêtre. L’édification à peine achevée, déjà l’église croulait en cendre. « Quelle tragédie… », murmura-t-il, affligé. Soudain, quelqu’un frappa à sa porte. Étonné d’apercevoir le postillon à cette heure, il le pressa d’entrer d’un geste.

– Entre Albert ! Ne reste pas dehors par un temps pareil !

Le regard sombre du visiteur le troubla. Quelque chose d’étrange émanait de lui. Une forte odeur de brûlé incommodait Joseph davantage qu’Albert. Ce dernier s’assit au bout de la table, glissa une main dans sa chevelure clairsemée et raconta ce qu’il venait de vivre.

– À l’orée du village, sur le chemin boueux, l’éclair est tombé droit sur ma calèche, bang ! La roue gauche est endommagée. Il me reste encore du courrier à livrer au village voisin, accepterais-tu de réparer cette roue ?

– Dès les premières lueurs du jour, lui promit le forgeron.

À six heures le lendemain, le forgeron fixa une nouvelle roue sur la voiture. Devant la mine déconfite du vieil homme, Joseph lui offrit de payer ultérieurement. Albert le remercia d’un signe de tête, puis s’en alla.

Ce soir-là, une poignée de camarades se réunit à la forge. Chacun spéculait sur l’endroit où était tombée la première foudre. Joseph leur relata en détail la rencontre avec le postillon et précisa que « le vieux avait une drôle de bouille ».

Le jour suivant, le forgeron ferrait une jument lorsque le propriétaire de la bête raconta que le malheur affligeait la paroisse voisine; le magasin général avait brûlé durant la nuit.

– On dit que le véhicule hippomobile du postillon a été vu sur les lieux à l’aurore. Toutefois, personne n’a aperçu le vieil homme.

– Allons donc… Albert n’abandonne jamais son cheval ! Je n’accorde aucune crédibilité à ces médisances.

La cruauté du sort perdura. L’étable au bout du rang fut la troisième proie des flammes. Sans la protection de leur église, les incendies se multipliaient. Le diable se moquait-il d’eux ?
Le soir venu, Joseph s’apprêtait à faire sa comptabilité lorsqu’il entendit hennir. Aussitôt, il agrippa sa lampe à l’huile et sortit. De nouveau, cette odeur de brûlé se manifesta. Braquant la lanterne devant lui, il découvrit la calèche du postillon. L’étalon toujours attelé semblait calme. « Où est donc Albert ? », marmonna le forgeron en retirant sa casquette pour se gratter la tête.

Soudain, Albert apparut derrière lui.

– Jos, je n’y comprends rien, qu’est-ce qui arrive ? Tous ces feux…

– Je me questionne autant que toi.

Le postillon disparut subitement dans l’obscurité.

– Albert ?

L’odeur désagréable envolée de même qu’Albert, Joseph crut à un rêve. Inquiet, il eut du mal à s’endormir. Une chaleur soudaine heurta sa peau; une lumière ocre inondait la pièce. D’un bond, il se dirigea à la fenêtre; l’arbre, immense, de l’autre côté de la rue, brûlait comme un flambeau et menaçait la maison juxtaposée. À la chaîne, les villageois charrièrent des seaux d’eau.

Joseph les assista.

Au troisième jour suivant l’orage, alors que les incendies ne cessaient d’éclore, l’étonnante et persistante absence d’Albert exhortait les langues crochues à le calomnier. Plusieurs l’incriminaient. « Albert… l’incendiaire ? » Joseph rejetait ce jugement. « Ce vieux ne ferait pas de mal à une mouche ! »
Les dernières paroles du postillon lui revinrent en mémoire : « Tous ces feux… ». Au même moment, un gamin entra en trombe à la forge et annonça d’une voix haletante le décès d’Albert le postillon.

– Foudroyé le soir de l’orage; son corps vient d’être retrouvé dans le fossé.

Joseph blêmit.

Le soir venu, en raturant la dette d’Albert dans son livre, le forgeron huma à nouveau cette senteur devenue familière. Il leva les yeux. Le spectre du vieil homme se tenait devant lui.

– Je suis désolé, Jos, je manque à ma parole en n’acquittant pas ma dette.

– Ne t’inquiète pas, elle est déjà effacée.

– Personne ne me voit à part toi. Suis-je devenu fou ?

– Tu n’es pas fou… Tu as trépassé.

– J’ai peur, Jos… de provoquer d’autres incendies. Tous les endroits où j’ai roupillé ont pris feu, bien malgré moi.

– Oublie tout ça. Pars en paix.

Chantal Jacques, petite-fille du forgeron Joseph Demers et fille de Réjeanne Demers, a composé ce conte qui relate certains faits historiques,
dont l’incendie de l’église d’Issoudun en 1910.

Voilà qu’un soir d’automne, à la tombée de la nuit, une machine apparut dans un rang, du côté du couchant. « Qui est-ce ? » s’interrogèrent Gérard et son ami qui avaient tardé à rentrer en cette veillée de clair de lune. Au travers des lueurs, ils virent la voiture passer et s’arrêter au sud du chemin, à cent pieds d’eux. Un passager descendit pour ouvrir une barrière, puis, la machine emprunta une allée dans le champ, parcourut une dizaine d’arpents jusqu’à la lisière du boisé. Les observateurs étonnés ne reconnurent pas la silhouette fuyante et décidèrent d’aller dormir, sans plus de questionnement. Mystérieuse visite dans le voisinage !

Des semaines s’écoulèrent, l’hiver suivit son cours et, au printemps, Gérard se rendit à la beurrerie du village, le point de rendez-vous des villageois… et des potins de la place. Ce jour-là, on parlait d’une mystérieuse richesse cachée dans les champs des alentours.

Les ouï-dire disaient que l’automne dernier, des familles de Saint-Flavien s’étaient rendues dans la métropole pour visiter des parents. Quelques-uns avaient rencontré un Sage Homme jouissant d’un don de voyance. Il avait révélé qu’un chaudron d’argent était enfoui dans les sols flaviénois depuis les débuts de la colonie, puisqu’à l’époque où le transport s’effectuait par le fleuve, les hommes des goélettes devaient souvent enterrer leur avoir afin de le protéger. Il leur promit le chaudron d’argent s’ils acceptaient de travailler selon ses directives. Dès lors, les visiteurs, attirés par l’appât du gain, reçurent les consignes du vieux Sage. De retour à Saint-Flavien, disait-on, trois hommes partirent explorer le petit coin de pays pour découvrir la manne.

L’histoire était à suivre. Plusieurs villageois attroupés à la beurrerie se demandèrent : « Les chercheurs ont-ils trouvé ? Ont-ils abandonné les fouilles ? » Quant au jeune Gérard, il quitta la place, se rappelant cette machine aperçue l’automne dernier dans le champ du voisin.

Quelque temps après, lors d’une soirée au village, il se retrouva par hasard en compagnie de l’un des chercheurs qui lui révéla la prophétie du Sage Homme :

Au Bois-de-l’Ail, c’est là que vous irez,
Dans un champ où s’élèvent des crêtes boisées.
Trois milles, à partir du village, vous compterez.
Là, un érable solitaire, vous apercevrez.
Les soirs de lune, vous vous y rendrez,
De son croissant à son plein, avec fidélité.
Voici ce qu’en silence, vous ferez,
Autour de l’arbre, à la pelle, vous tracerez,
Un cercle d’un diamètre de douze pieds,
À l’intérieur où, toujours, vous travaillerez.
Un « Saint-Michel », vous planterez.
Sur le tour du cercle, chaque deux pieds,
Des palmes ou des quenouilles, vous piquerez.
L’un de vous se chargera de les allumer,
Sans oublier le rameau sanctifié.
À ce moment, vous creuserez, creuserez,
Tant que le feu vous donnera de la clarté.
Ainsi se déroulera votre travail, chaque veillée,
Jusqu’à ce que le chaudron d’argent soit trouvé.
N’ayez crainte à mettre le bon Dieu de côté.
Allez en paix, hommes de bonne volonté.

Sitôt la récitation achevée, le chercheur d’argent enchaîna :

« À la troisième soirée, juste après avoir allumé le rameau et les flambeaux, un prodige est survenu. Des grondements se sont fait entendre, de quoi glacer le sang et faire frémir jusqu’à la pointe des cheveux. Un court instant est passé, puis une ombre mouvante est apparue. Un taureau, à la ressemblance d’un bison, s’est approché. Une taille imposante, des cornes menaçantes, de grosses perles rouges à la place des yeux et un souffle renâclant. Le plus hardi de nous lui lança de la terre en pleine face. Le spectacle empira ! La bête s’est élancée dans l’anneau enflammé et s’est dressée en maître au cœur du foyer. Quel cirque monstrueux ! Elle grossissait, grondait, louchait. De ses naseaux sortaient des éclairs, telles les flammes de l’enfer. Avec l’énergie du désespoir, nous avons laissé tomber nos pelles et couru pour nos vies, persuadés que nul autre que Satan était à nos trousses. Plus personne n’y est retourné depuis. C’est terrible de réaliser que nous avons prêté notre âme au Diable ! »

Apprenant l’incroyable vérité, Gérard se souvint une fois de plus d’une machine dans le voisinage, un soir de lune d’automne… Le jour suivant, son ami et lui allèrent visiter l’endroit mystique. Que virent-ils ? La marque d’un cercle et un tas de terre équivalent à une charge de banneau (une tonne)! Ils déguerpirent aussitôt.

On dit que d’autres audacieux continuèrent la fouille, et quinze fois plus de terre fut retirée du sol. L’érable quasi déraciné, le chaudron d’argent brillait toujours par son absence. Aurait-il été trop enfoui ? Serait-il tombé dans un puits mystérieux ? Seul un sourcier pourrait le dire…

Même si ce chaudron enterré s’avère plus légendaire que réel, l’agriculture prospère et le gaz naturel abondant de Saint-Flavien témoignent de la richesse de sa terre.

Légende romancée par Nicole Demers et Véronik Desrochers.