Les lutins et la jument

Avant la venue des automobiles et des trains, on se déplaçait en Lotbinière essentiellement à cheval. Nombreux ont été les forgerons de métier qui s’affairaient à ferrer les pieds des chevaux et à réparer les voitures tirées par ces derniers. Déjà en 1873, Lazare Boucher exerçait ce métier à Saint-Agapit. Aristide Boutin, Ladislas Croteau, Évangéliste et Charles Desrochers ainsi que Wilfrid Olivier ont également ferré bien des chevaux. Pour ce faire, il fallait râper et soigner les sabots au besoin. Les vaillants travailleurs martelaient également les ferrures des bobsleighs, des carrioles, des borlots et des banneaux grâce à un petit feu à charbon qui réchauffait la forge. Le martèlement du marteau sur l’enclume et l’odeur de corne de sabots brûlée accompagnaient le travail des forgerons toute la journée. Roger Bélanger, le dernier forgeron officiel de l’avenue Bergeron, se souvient qu’en 1948, on ferrait les quatre sabots d’un cheval pour trois dollars.

Les hommes du village aimaient bien se rassembler à la forge, surtout l’hiver. On descendait du village et des rangs des alentours, Sainte-Marie, Cataraqui… et on venait placoter, jouer une partie de cartes ou de dames. Parfois, on se contait même des histoires, question de passer le temps. C’était avant que la télévision ne vole la parole aux conteurs…

V‘la ti pas qu’un beau matin de printemps, les hommes s’étaient attroupés à la forge afin de faire préparer leurs animaux pour le travail aux champs qui allait bientôt s’amorcer. Les hommes avaient constaté que la belle jument du père Gédéon avait un « je ne sais quoi » d’original ce matin-là. Sa petite coquetterie, tout à fait féminine, était bien évidente. Quelques-uns se retenaient pour ne pas pouffer de rire, sachant fort bien que le père Gédéon était très soupe au lait, en plus d’être mauvais perdant aux cartes.

Le père Gédéon, vraisemblablement désemparé, pris les devants et raconta aux autres l’étrange histoire qui suit :

« À matin, quand je suis entré dans l’écurie pour aller à ma jument, v’la ti pas que j’la trouve essoufflée, comme si elle avait couru toute la nuit dans l’enclos. J’ai trouvé ça étrange, mais comme c’est ma vieille jument, je m’en faisais pas trop. Mais quelle ne fut pas ma surprise de constater qu’en plus, elle avait la crinière et la queue toutes tressées. Ah ben là… j’comprenais pu rien.

J’me vais à la maison demander à ma femme si c’est elle qui a fait de tels sparages pour la belle jument. Elle me dit que non, mais qu’elle a entendu bardasser durant la nuit. C’est alors qu’elle me raconte que le père Alphonse Houde, d’Issoudun, lui avait déjà dit que le soir, quand il faisait chaud, au printemps ou à l’été, il allait toujours mettre un plat d’avoine à la contre-porte de l’étable ou de l’écurie.

“Ben étrange, lui dis-je. Pour quoi faire ?” Elle m’a alors parlé des lutins, les p’tits coquins, qui aimaient jouer des tours. Paraît que le bonhomme Houde s’était caché une nuit et avait observé leur petit manège. Ils se trouvaient un petit banc et commençaient par tresser en petites couettes la crinière du cheval. Ensuite, ils le chevauchaient, trois-quatre à la fois et le faisaient courir toute la nuit. À l’aurore, ils s’empressaient de nourrir l’animal avec un peu d’avoine et disparaissaient au plus vite.

Houde se souvint alors d’un truc de grand-mère pour distraire les lutins et permettre à son cheval de se reposer. Il mit donc un plat d’avoine devant la porte de l’écurie. La nuit venue, les lutins malveillants arrivèrent à la course, empressés de recommencer leur petit manège. Les étourdis ne virent pas le plat d’avoine et le renversèrent. Ces taquins petits êtres ont bien des défauts, par contre, ils sont très à l’ordre. Ils ont donc passé toute la nuit à ramasser les grains d’avoine, un par un, alors que le cheval dormait paisiblement. Orgueilleux, ils ne sont jamais revenus à son écurie.»

Cette histoire a bien amusé tous les hommes à la forge, à tel point que le soir venu, c’était le fait cocasse qu’on racontait au souper dans plusieurs chaumières à Saint-Agapit. Mais notre père Gédéon n’entendait pas à rire et décida de déclarer la guerre aux lutins. Ce soir-là, il mit donc un plat d’avoine à la porte de l’écurie, comme le bonhomme Houde. Ben vous ne le croirez peut-être pas, mais le lendemain matin, le bol trônait encore devant la porte, intact, rempli comme la veille! Gédéon n’a plus jamais eu de visiteurs nocturnes.

Légende composée par Marie-France St-Laurent
inspirée de faits historiques tirés de Saint-Agapit – 1867-1992.

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